J’ai vu sous de sombres voiles
Onze étoiles,
La lune, aussi le soleil,
Me faisant la révérence,
En silence,
Tout le long de mon sommeil.
La vision de Joseph.
I
L’année
dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d’atelier, Arrigo
Cohic et Pedrino Borgnioli, à passer quelques jours dans une terre au fond de
la Normandie.
Le
temps, qui, à notre départ, promettait d’être superbe, s’avisa de changer tout
à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions
étaient comme le lit d’un torrent.
Nous
enfoncions dans la bourbe jusqu’aux genoux, une couche épaisse de terre grasse
s’était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur
ralentissait tellement nos pas, que nous n’arrivâmes au lieu de notre
destination qu’une heure après le coucher du soleil.
Nous
étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions
pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous
eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre.
La
mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre,
car il me sembla que j’entrais dans un monde nouveau.
En
effet, l’on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de
porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés
d’ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces
sculptés lourdement.
Rien
n’était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à
poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs
changeantes, un éventail semé de paillettes d’argent, jonchaient le parquet
bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d’écaille ouverte sur la
cheminée était pleine de tabac encore frais.
Je ne
remarquai ces choses qu’après que le domestique, déposant son bougeoir sur la
table de nuit, m’eut souhaité un bon somme, et, je l’avoue, je commençai à
trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et,
pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me
tournant du côté de la muraille.
Mais il
me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous
moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force
me fut de me retourner et de voir.
Le feu
qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l’appartement, de sorte qu’on
pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures
des portraits enfumés pendus à la muraille.
C’étaient
les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en
perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc,
tenant une rose à la main.
Tout à
coup le feu prit un étrange degré d’activité ; une lueur blafarde illumina
la chambre, et je vis clairement que ce que j’avais pris pour de vaines
peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés
remuaient, scintillaient d’une façon singulière ; leurs lèvres s’ouvraient
et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n’entendais rien
que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d’automne.
Une
terreur insurmontable s’empara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon
front, mes dents s’entre-choquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout
mon corps.
La
pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit
longtemps, et, lorsqu’il fut éteint tout à fait…
Oh !
non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l’on me
prendrait pour un fou.
Les
bougies s’allumèrent toutes seules ; le soufflet, sans qu’aucun être
visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme
un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les
tisons et que la pelle relevait les cendres.
Ensuite
une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea,
clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons.
Quelques
instant après, les fauteuils commencèrent à s’ébranler, et, agitant leurs pieds
tortillés d’une manière surprenante, vinrent se ranger autour de la cheminée.
II
Je ne
savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me restait à voir
était encore bien plus extraordinaire.
Un des
portraits, le plus ancien de tous, celui d’un gros joufflu à barbe grise,
ressemblant, à s’y méprendre, à l’idée que je me suis faite du vieux sir John
Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son cadre, et, après de grands
efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre rebondi entre les ais
étroits de la bordure, sauta lourdement par terre.
Il n’eut
pas plutôt pris haleine, qu’il tira de la poche de son pourpoint une clef d’une
petitesse remarquable ; il souffla dedans pour s’assurer si la forure
était bien nette, et il l’appliqua à tous les cadres les uns après les autres.
Et tous
les cadres s’élargirent de façon à laisser passer aisément les figures qu’ils
renfermaient.
Petits
abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l’air grave ensevelis
dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de
prunelle, la pointe de l’épée en haut, tous ces personnages présentaient un
spectacle si bizarre, que, malgré ma frayeur, je ne pus m’empêcher de rire.
Ces
dignes personnages s’assirent ; la cafetière sauta légèrement sur la
table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui
accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune d’elles munie d’un
morceau de sucre et d’une petite cuiller d’argent.
Quand le
café fut pris, tasses, cafetière et cuillers disparurent à la fois, et la
conversation commença, certes la plus curieuse que j’aie jamais ouïe, car aucun
de ces étranges causeurs ne regardait l’autre en parlant : ils avaient
tous les yeux fixés sur la pendule.
Je ne
pouvais moi-même en détourner mes regards et m’empêcher de suivre l’aiguille,
qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.
Enfin,
minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la
pendule, se fit entendre et dit :
— Voici
l’heure, il faut danser.
Toute
l’assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre
mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d’une dame, et la même
voix dit :
—
Allons, messieurs de l’orchestre, commencez !
J’ai
oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto italien d’un
côté, et de l’autre une chasse au cerf où plusieurs valets donnaient du cor.
Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n’avaient fait aucun geste,
inclinèrent la tête en signe d’adhésion.
Le
maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s’élança des deux
bouts de la salle. On dansa d’abord le menuet.
Mais les
notes rapides de la partition exécutée par les musiciens s’accordaient mal avec
ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de
quelques minutes, se mit à pirouetter, comme une toupie d’Allemagne. Les robes
de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons
d’une nature particulière ; on aurait dit le bruit d’ailes d’un vol de
pigeons. Le vent qui s’engouffrait par-dessous les gonflaitprodigieusement, de
sorte qu’elles avaient l’air de cloches en branle.
L’archet
des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu’il en jaillissait des
étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient
comme s’ils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient
enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de
trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si
inconcevables, que les démons eux-mêmes n’auraient pu deux minutes suivre une
pareille mesure.
Aussi,
c’était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la
cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés
battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur
coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils
avaient beau faire, l’orchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes.
La
pendule sonna une heure ; ils s’arrêtèrent. Je vis quelque chose qui
m’était échappé : une femme qui ne dansait pas.
Elle
était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le
moins du monde prendre part à ce qui se passait autour d’elle.
Jamais,
même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté à mes yeux ; une
peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux d’un blond cendré, de longs cils
et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son
âme à travers aussi distinctement qu’un caillou au fond d’un ruisseau.
Et je
sentis que, si jamais il m’arrivait d’aimer quelqu’un, ce serait elle. Je me
précipitai hors du lit, d’où jusque-là je n’avais pu bouger, et je me dirigeai
vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse m’en
rendre compte ; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les
miennes, causant avec elle comme si je l’eusse connue depuis vingt ans.
Mais,
par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais d’une oscillation
de tête la musique qui n’avait pas cessé de jouer ; et, quoique je fusse
au comble du bonheur d’entretenir une aussi belle personne, les pieds me
brûlaient de danser avec elle.
Cependant
je n’osais lui en faire la proposition. Il paraît qu’elle comprit ce que je
voulais, car, levant vers le cadran de l’horloge la main que je ne tenais
pas :
— Quand
l’aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.
Je ne
sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de m’entendre ainsi
appeler par mon nom, et nous continuâmes à causer. Enfin, l’heure indiquée
sonna, la voix au timbre d’argent vibra encore dans la chambre et dit :
—
Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous
savez ce qui en résultera.
—
N’importe, répondit Angéla d’un ton boudeur.
Et elle
passa son bras d’ivoire autour de mon cou.
— Prestissimo ! cria
la voix.
Et nous
commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille touchait ma poitrine, sa joue
veloutée effleurait la mienne, et son haleine suave flottait sur ma bouche.
Jamais
de la vie je n’avais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs
tressaillaient comme des ressorts d’acier, mon sang coulait dans mes artères en
torrent de lave, et j’entendais battre mon cœur comme une montre accrochée à
mes oreilles.
Pourtant
cet état n’avait rien de pénible. J’étais inondé d’une joie ineffable et
j’aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose remarquable, quoique
l’orchestre eût triplé de vitesse, nous n’avions besoin de faire aucun effort
pour le suivre.
Les
assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et frappaient de
toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient aucun son.
Angéla,
qui jusqu’alors avait valsé avec une énergie et une justesse surprenantes,
parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait sur mon épaule comme si les
jambes lui eussent manqué ; ses petits pieds, qui, une minute auparavant,
effleuraient le plancher, ne s’en détachaient que lentement, comme s’ils
eussent été chargés d’une masse de plomb.
—
Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous.
— Je le
veux bien, répondit-elle en s’essuyant le front avec son mouchoir. Mais,
pendant que nous valsions, ils se sont tous assis ; il n’y a plus qu’un
fauteuil, et nous sommes deux.
—
Qu’est-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur mes genoux.
III
Sans
faire la moindre objection, Angéla s’assit, m’entourant de ses bras comme d’une
écharpe blanche, cachant sa tête dans mon sein pour se réchauffer un peu, car
elle était devenue froide comme un marbre.
Je ne
sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, car tous mes sens
étaient absorbés dans la contemplation de cette mystérieuse et fantastique
créature.
Je
n’avais plus aucune idée de l’heure ni du lieu ; le monde réel n’existait
plus pour moi, et tous les liens qui m’y attachent étaient rompus ; mon
âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et l’infini ; je
comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées d’Angéla se
révélant à moi sans qu’elle eût besoin de parler ; car son âme brillait
dans son corps comme une lampe d’albâtre, et les rayons partis de sa poitrine
perçaient la mienne de part en part.
L’alouette
chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux.
Aussitôt
qu’Angéla l’aperçut, elle se leva précipitamment, me fit un geste d’adieu, et,
après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur.
Saisi
d’effroi, je m’élançai pour la relever… Mon sang se fige rien que d’y
penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux.
À cette
vue, persuadé que j’avais été le jouet de quelque illusion diabolique, une
telle frayeur s’empara de moi, que je m’évanouis.
IV
Lorsque
je repris connaissance, j’étais dans mon lit ; Arrigo Cohic et Pedrino
Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.
Aussitôt
que j’eus ouvert les yeux, Arrigo s’écria :
—
Ah ! ce n’est pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te frotte
les tempes d’eau de Cologne. Que diable as-tu fait cette nuit ? Ce matin,
voyant que tu ne descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je t’ai
trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes
bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c’eût été une jeune et jolie
fille.
—
Pardieu ! c’est l’habit de noce de mon grand-père, dit l’autre en
soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les boutons
de strass et de filigrane qu’il nous vantait tant. Théodore l’aura trouvé dans
quelque coin et l’aura mis pour s’amuser. Mais à propos de quoi t’es-tu trouvé
mal ? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des
épaules blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et
c’est une belle occasion de faire des minauderies.
— Ce
n’est qu’une faiblesse qui m’a pris ; je suis sujet à cela, répondis-je
sèchement.
Je me
levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement.
Et puis
l’on déjeuna.
Mes
trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore plus ; moi, je ne
mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s’était passé me causait d’étranges
distractions.
Le
déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n’y eut pas moyen de sortir ;
chacun s’occupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches guerrières sur
les vitres ; Arrigo et l’hôte firent une partie de dames ; moi, je
tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.
Les
linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que j’y eusse
songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la plus merveilleuse
exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de
la nuit.
— C’est
étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla, dit l’hôte, qui,
ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule.
En
effet, ce qui m’avait semblé tout à l’heure une cafetière était bien réellement
le profil doux et mélancolique d’Angéla.
— De par
tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ? m’écriai-je
d’un ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de sa réponse.
— Elle
est morte, il y a deux ans, d’une fluxion de poitrine à la suite d’un bal.
—
Hélas ! répondis-je douloureusement.
Et,
retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier dans l’album.
Je
venais de comprendre qu’il n’y avait plus pour moi de bonheur sur la
terre !
La Cafetière est
l’une des nouvelles les plus connues de Théophile Gautier et probablement la
plus représentative du romantisme français : le fantastique. Le début de
la nouvelle s’inscrit dans un cadre parfaitement réaliste : une propriété
en Normandie durant la monarchie de juillet –époque contemporaine à l'écrivain.
De plus, l’écriture confère une certaine véracité à l’histoire. Cependant la
suite fantastique est annoncée par ce « frisson de fièvre » qui
s’empare du narrateur, créant le suspense. Puis les objets prennent
vie jusqu’à la chute. Pour sa première nouvelle, Gautier a
choisi de s’inspirer d’E.T.A. Hoffmann notamment dans la technique d’écriture
(décor précisément décrit, emploi de la première personne du singulier) et dans
les thèmes (la nuit, l’animation d’objets, la femme idéale mais inaccessible).
On remarquera que les personnages principaux portent les prénoms de Théodore
(second prénom d’Hoffmann) et d’Angela (héroïne de la nouvelle Au Bonheur du Jeu d’Hoffmann). Cette nouvelle permet de
mettre en scène l’un des thèmes favoris de Gautier, le doute : au réveil
du héros, le retour à la vie de la morte semble attesté par le costume du
narrateur, la cafetière cassée et le dessin final. Malgré cette réponse
irrationnelle, le cadre est à nouveau réaliste et l’explication proposée au
lecteur est celle du rêve. On peut à nouveau penser à Descartes qui affirmait
dans les Méditations
Métaphysiques : « Lorsque je rêve, les choses me paraissent aussi
réelles que lorsque je suis éveillé. Il se peut donc que quelque chose qui me
paraisse réel soit en fait une illusion. »