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Introduction

Le rêve est depuis longtemps une source d'inspiration privilégiée pour les artistes. Tous en ont fait un usage différent. Le sens premier du rêve selon le Larousse est ''la production chimique survenant pendant le sommeil et pouvant être partiellement mémorisée''. Le rêve n’est pas un phénomène magique et les images qui nous apparaissent lors de notre sommeil ne sont pas le fruit du hasard. Lorsqu'il se produit à l'état de veille, c'est une construction de l'imagination qui cherche à échapper au réel : on parle alors de rêverie. L’intérêt de confronter les notions de rêve dans le surréalisme et le romantisme, que cent ans séparent, réside en leurs caractéristiques à la fois proches et si différentes. On peut approcher le romantisme et le surréalisme par l'incompréhension du public de leur époque vis à vis de leur art. Par delà les différences entre les deux mouvements, quelle conception du rêve se font les artistes romantiques et surréalistes ?
Nous verrons dans un premier temps la vision romantique du rêve, puis l'étape de passage de la Belle Epoque avec Freud et les Symbolistes et finalement la vision surréaliste du rêve.

Le Romantisme

 Le Romantisme est un mouvement artistique,  littéraire et intellectuel apparu à la fin du XVIIIème siècle et qui perdurera jusqu’au milieu du XIXème.  Né en Allemagne et en Angleterre en réaction à la dureté et la sévérité qu’exige l’esprit de Lumières, le Romantisme prône le retour aux émotions, à l’imaginaire. Les romantiques se caractérisent par leur  « Mal du Siècle » : loin de la logique et de la science des faits puis de l’industrialisation dont ils souffrent, ils sont passionnées mais aussi mystiques et profondément respectueux vis-à-vis de la nature. A la suite des bouleversements causés par les révolutions française et américaine, les romantiques aspirent à un monde nouveau plus libre. La quête de liberté se traduit également par un engagement politique et social. Pourtant cet altruisme ne va pas sans l’omniprésence du « Moi » ou « Je » c'est-à-dire que l’auteur est au centre de son œuvre : le romantisme célèbre l’individualité quoique souffrante et torturée.


Cette aspiration donnera naissance en Allemagne au groupe Sturm und Drang(« Tempête et Elan »)dont le plus célèbre représentant est l’écrivain Goethe qui avec son premier roman publié en 1774, Les Souffrances du jeune Werther, diffuse dans toute l’Europe la mélancolie et l’exaltation du Romantisme. Toujours en Allemagne, le Cercle d’Iéna publie la revue littéraire Athenaeum en  1798 qui préconise une liberté totale de la création dans les arts et en littérature. Cette même année, le romantisme anglais est représenté par les Ballades Lyriques de William Wordsworth : il rend la poésie accessible au peuple dans la forme tandis que le fond est un éloge de la nature et du monde rural. C’est également en 1798 que l’adjectif romantique (de l’anglais romantic dérivé du nom français roman) fait son apparition dans le dictionnaire de l’Académie française : « Il se dit ordinairement des lieux, paysages, qui rappellent à l’imagination les descriptions des poèmes et des romans. » 


En France le premier roman dit romantiqueRené, est publié en 1802 par François-René de Chateaubriand. De l’Allemagne, le premier essai militant pour les causes du romantisme, parait en 1813 sous la plume de Germaine de Staël. En effet en France le mouvement romantique se développe tardivement, les Méditations poétiques du poète lyrique Alphonse Lamartine sont publiées en 1920. En 1823 l’écrivain Stendhal, puis en 1827 Victor Hugo dans la préface de la pièce Cromwell, rejettent les règles du théâtre classique. En 1830 lors de la représentation d’Hernanidrame romantique (genre inventé par Hugo qui mélange tragédie et comédie) de Victor Hugo, une bagarre éclate dans la salle entre partisans et opposants du romantisme. Avec la victoire des romantiques, c’est l’ensemble du mouvement qui est reconnu, au-delà des traits de fous et de barbares qu’on lui prêtait jusqu’à lors.

Au delà de la poésie et du roman, le Romantisme est un courant qui touche de nombreux arts : théâtre (Dumas, Gautier, Hugo, Mérimée, Musset) musique (Berlioz, Brahms, Chopin, Liszt, Mendelssohn, Schubert, Schumann,Verdi, Wagner), peinture (Blake, Constable, Delacroix, Friedrich, Füssli, Géricault, Goya, Turner), danse. Toutes ces formes exhalent les sentiments, les émotions, le lyrisme, le drame et dans le même temps s'affranchissent des codes classiques. Le théâtre romantique se tourne vers une plus grande liberté, s'éloignant des règles de bienséance et de vraisemblance, rejetant la règle des trois unité du théâtre classique, mélangeant les genres. Le piano remplaçant le clavecin permet l'apparition d'un genre plus éthéré, le lied (musique vocale accompagnée par un instrument, souvent le piano), la symphonie dérive vers le poème symphonique (composition pour orchestre autour d'un leitmotiv) tandis que les musiciens les plus virtuoses s'expriment dans le concerto. Les peintre romantique s'intéressent aux paysage et les compositions moins structurées. Ils travaillent par touche et empâtement que permet l'utilisation du couteau, tout en cherchant à reproduire ,grâce au jeu de la couleur, la lumière, la brume et l'ombre. Le ballet romantique se caractérise par des danses aériennes, légères soutenues par l’apparition de nouveaux costumes : le tutu vaporeux et les pointes. 


Voyageur contemplant une mer de nuage, Caspar David Friedrich (1818)

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Le Romantisme et le rêve

« Ah ! Si la rêverie était toujours possible ! / Et si le somnambule, en étendant la main, /  Ne trouvait pas toujours la nature inflexible/ Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain. »   (Alfred de Musset, Premières Poésies, "Namouna",1830)

Les Romantiques s’intéressent de près aux rêves et rêveries qui sont une source de création et excitent leur imagination allant jusqu’à “recréer le monde”. La rêverie est ainsi un état inspirateur : le rêve peut être glaçant et terrifiant ou bien doux et enchanteur. Le monde du rêve est un monde en parallèle. Plonger dans l'inconscient c'est retrouver l'unité perdue, l'unité d'un moi divisé et rechercher la signification  d'une destinée. Mais est-ce le reflet du monde réel, un effet de notre esprit, ou est-il le monde de la vérité? Rêver : serait-ce gagner en lucidité ? Franchir les limites du monde tel qu’il est communément perçu? Si les rêves sont des « portes de la perception », alors ne sont-ils pas tels des drogues hallucinogènes? Ils semblent en effets en être « des pendants », à moins qu’ils ne soient provoqués par elles.

Le sommeil de la raison produit des monstres, Goya (1797)

Le mot « rêve » apparaît à la fin du XVIIIe siècle en même temps que se développe le courant romantique. Jusqu'alors, le nom « songe » était utilisé. Quant aux fantasmes, ils étaient appelés « chimères ». Étymologiquement, « rêve » signifie la divagation, le vagabondage. Le mot vient du vieux français resver, issu du gallo-romain esvo, lui-même du latin populaire exvagus composer de vagus « errant » et du préfixe ex impliquant la sortie.  Rousseau s'exprime ainsi : « Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé ». Le verbe « rêver » remplace progressivement « songer » qui désigne l'activité psychique du sommeil.

Der Träumer, Caspar David Friedrich (1820-1840)

Les débuts du romantisme, quand le rêve appartenait au surnaturel
Le rêve pénètre et occupe l'esprit, l'inconscient, la « racine de l'être humain » pour Goethe, parfois jusqu'à la folie. Le rêve, le Zweite Welt (deuxième monde) ainsi que le nomment les premiers romantiques allemands, est un moyen d’accéder aux réalités d’un autre monde.
L’un des romantiques les plus remarquables est le poète allemand Novalis. Dans Henrich d’Ofterdingen l’auteur écrit : « Die Welt wird Traum, der Traum wird Welt », soit « le monde devient rêve, le rêve devient monde ». Cette œuvre posthume, inspirée de l’histoire d’un troubadour du XIIIèmesiècle, se révèle être une réflexion sur la relation entre le rêve et le réel. Dans ce roman, Heinrich rêve d’une fleur bleue, symbole de l’amour absolu du héros pour sa bien-aimée et signe prémonitoire des événements à venir. Ici le rêve est une représentation d’un désir ou d’une aspiration perdue. Ce thème récurrent chez les romantiques allemands tels Heinrich Heine ou Friedrich Hölderlin, c’est le Sehnsucht qui pourrait se traduire en français par l’idée de nostalgie, soit le regret et le désir d’un état perdu. 

Le cauchemar (seconde version de Francfort), Johann Heinrich Füssli (1790-1791)

La résurgence d’un désir  inaccessible est l’un des buts de l’utilisation du rêve par les romantiques. Nombreux sont les récits fantasmatiques, c'est-à-dire inspirés par un désir  conscient ou non, et relevant plus ou moins de l’érotisme. Ainsi des récits tels que Djoumane de Prosper Mérimée, La Morte amoureuse de Théophile Gautier ou Trilby ou le Lutin d'Argail de Charles Nodier révèlent par le rêve et l’inconscient les frustrations et désirs sexuels. 
Nacht und Träum ("Nuit et Rêve") lied de Franz Schubert sur un texte de Matthäus von Collin (1825). Ici interprété par la soprano Kathleen Battle et accompagnée par le pianiste Lawrence Skrobacs en 1986.

C’est dans les récits d’Heinrich Heine qu'en 1841 Théophile Gautier trouve l’inspiration lorsqu’il travaille au livret du ballet romantique Gisèle : Albrecht se recueille sur la tombe de Gisèle, la jeune fille qu’il aimait. A la fin de la représentation, le héros se réveille et est confronté à un dilemme : a-t-il rêvé de son amour perdu ou l’a-t-il revu au cours de la nuit ?  Le récit mêle le désir rétrospectif évoqué ci-dessus, mais porte les caractéristiques du romantisme français, qui est principalement fantastique. Ce genre littéraire exploite le rapport de l'individu aux réalités visibles et invisibles. Chef de file des auteurs fantastiques, Gautier se sert du songe dans de nombreux récits du rêve. Il joue sur les limites floues du rêve et de la réalité, du sommeil et de la lucidité. Les nouvelles Omphale, Arria Marcella, La Cafetière, Le Pied de la momie enchaînent visions oniriques et passages réels créant la confusion. Il est intéressant de comparer la fin du conte fantastique Casse-noisette du romantique allemand E.T.A Hoffmann –grand modèle de Gautier- et l’adaptation française d’Alexandre Dumas. En effet chez le premier, la jeune fille part avec Casse-noisette laissant son rêve se réaliser. Chez Dumas, la fillette se réveille et se voit confronter au scepticisme de ses parents gardant néanmoins des preuves de ses aventures. La question devient alors : comment savoir si j’ai rêvé ? En effet si la distinction entre le réel et le songe est si confuse comment les reconnaître et surtout les différencier ?   C'est donc à une logique cartésienne que l'on a recours ici : comment être certain que ma vision n'est pas une vision de mon esprit ? Il serait ici  pertinent de se rappeler  «l'argument du rêve», théorie philosophique selon laquelle l'homme ne peut s'assurer qu'il n'est pas en train de rêver. Dès le XVIIème siècle, Descartes dans Méditations Métaphysiques s’interroge sur la véracité de la vision, du goût, de l’odeur, du son, du toucher : « Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dans mon lit ? […] Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors. »

Final de Gisèle, ou les Willis ballet d'Adolphe Adam (1841) d'après un livret de Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, chorégraphié par Jean Coralli et Jules Perrot. Ici représentation Opéra de Paris, Palais Garnier en 2007 avec, dans le rôle de Giselle, Laëtitia Pujol et dans celui d'Albrecht, Nicolas Le Riche.

Vers une approche clinique

Pour découvrir son moi profond, l’écrivain allemand Jean-Paul Richter (dit Jean-Paul) pousse l’introspection psychologique de telle façon qu’elle annonce Freud. Certains de ses écrits présentent le rêve en tant que phénomène irrationnel tandis que d’autres sont des analyses détaillées, sans apparemment avoir conscience du paradoxe. Jean-Paul est inspiré par Shakespeare « We are such stuff, As dreams are made on ; and our little life, is rounded with a sleep » (« Nous sommes fait de la même étoffe que nos rêve et notre petite vie est entourée par le sommeil » dans La Tempête). Il tente de montrer que le rêve est –du moins en partie- l’image des agissements des êtres éveillés ou provient de causes physiologiques. La littérature tend à changer dans le sens de Jean-Paul vers 1840. Les auteurs s’éloignent du rêve comme mouvement inexplicable de l’inconscient pour une approche plus clinique. Le fantastique et l’imaginaire laissent place à des descriptions précises d’expériences et d’états psychiques. C’est alors l’apparition de la société industrielle et marchande et avec elle des philosophes tels qu'Auguste Comte qui, en publiant le Cours de philosophie positive, initie le positivisme, une théorie scientifique qui rejette toutes explications irrationnelles ou métaphysiques.
Pour Charles Nodier, le sommeil est « non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée ». En dehors de ses Contes qui initient la France aux genres fantastique et gotique, il est l’auteur d’écrits scientifiques tels que De quelques phénomènes du sommeil publié en 1830. Il s’agit de différentes propositions sur l’utilisation du rêve et d’analyses de cauchemars. Il pressent que le rêve peut affecter les actions diurnes ou dévoiler les désirs refoulés. En 1836 il continue ses travaux sur le rêve dans un essai consacré au graveur italien Piranèse. Il y affirme que ses Prisons Imaginaires sont des représentations des visions oniriques d’enfermement, d’emprisonnement. Ces gravures de labyrinthes cauchemardesques sont pour Nodier les illustrations des obsessions nocturnes de l’artiste.  

Carceri d’Invenzione, Piranèse (1761)

A la suite d’un premier accès de folie en 1841, Gérard de Nerval commence à analyser ses visions oniriques afin de décrire son état psychique. Une dizaine d’années plus tard, c’est son médecin qui l’encourage à dépeindre ses rêves dans le but de rompre avec ses visions et hallucinations. Dans son roman inachevé Aurélia, écrit peu avant son suicide, l’écrivain cherche la signification de ses rêves pour comprendre son état mental, ses agissements et relations avec autrui – notamment ses relations amoureuses. Ainsi il écrit : « Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous. » 

 Des drogues pour des rêves

La vision du rêve des romantiques est associée aux hallucinations causées par l’usage de drogue mais aussi à la folie, l’expérimentation des limites de la connaissance. Les poètes anglais Samuel Taylor Coleridge, Thomas de Quincey, Lord Byron, John Keats ou Percy Shelley sont connus comme consommateurs d’opium pour fuir la réalité ou catalyser leur créativité grâce aux rêves stimulés par la drogue. Dans Confessions d'un mangeur d'opium anglais Thomas de Quincey note l’alternance des rêves et des cauchemars. Dans Les Paradis artificiels, Charles Baudelaire relate de la même manière les effets du haschisch. Depuis le début des années 1840, il participait au club des Haschischins du docteur Moreau de Tour qui analysait les rêves et hallucinations de ses « patients » : le peintre Eugène Delacroix et les écrivains Théophile Gautier, Alexandre Dumas et Gérard de Nerval. Nous avons vu ci-dessus que c’est la folie qui pousse ce dernier à s’intéresser à ses rêves. Dans Aurélia il décrira la folie comme « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Ainsi réel et surnaturel se mêlent : « la folie est le rêve de l’homme éveillé. J’ai dit que je ne connaissais pas de meilleur définition »  écrit en 1845 le psychiatre Moreau de Tour dans Du haschich et de l’aliénation mentale, essai lu par Nerval et Baudelaire. Hoffmann, lui qui expose des visions très diverses de la folie dans ses récits, définit le rêve comme un « état de délire ». De même, l’excentrique poète et artiste anglais William Blake fait du rêve l’instrument de la création tout en y associant folie mystique. Depuis son plus jeune âge, Blake aurait revendiqué des visions et durant sa vie le public décrira son travail comme l’œuvre d’un fou. Ses gravures et peintures seront à la fois influencées par Michel-Ange, Füssli, la Bible mais aussi Le Songe d’une nuit d’été et Macbeth de Shakespeare. 

The Night of Enitharmon’s Joy, William Blake (1795)

Grandville : un témoignage illustré

Le premier exemple iconographique de l’objectivité appliquée aux rêves apparaît dans les dessins du caricaturiste Grandville. On ne sait pas si l’artiste les avait rêvés, mais il est très probable que leurs sources soient Füssli, Le Sommeil de la raison de Goya, Le Songe d’Ossian d’Ingres. Cependant, Grandville ne représente pas à la fois le rêveur et le rêve mais uniquement le rêve, notamment dans Métamorphose du sommeil  composé d’une succession d’images associées qui représente l’évolution du rêve. Un texte accompagnant Promenade dans le ciel expliquait les évènements à l’origine du rêve : «Dans un doux songe qui la berce, elle aperçoit derrière un pâle nuage le croissant argenté (à son premier ou dernier quartier ou octant). Tout-à-coup le croissant se transforme en la simple forme d'un humble cryptogame puis d'une plante ombellifère à laquelle succède une ombrelle, qui va se transformer en une orfraie ou chauve-souris aux ailes. Notre rêveuse ne mêle-t-elle pas ensemble ses achats du marché avec les souvenirs d'une promenade en plein champ, où elle aura rencontré le vénéneux champignon et cet arbuste en forme de parasol ; avec les souvenirs de l'astre argenté qu'elle a contemplé le soir d'une belle journée d'été, tandis qu'elle voyait voltiger devant elle une chauve-souris ; ou bien encore avec l'ombrelle qui lui avait servi à se garantir des feux du soleil couchant, et qu'elle agita pour chasser l'oiseau nocturne? A mon avis, on ne rêve aucun objet dont l'on n'ait eu la vue ou la pensée lorsque l'on était éveillé, et c'est l'amalgame de ces objets divers entrevus ou pensés, à des distances de temps souvent considérables, qui forme ces ensembles si étranges, si hétéroclites des songes, au gré d'ailleurs de l'activité plus ou moins grande de la circulation du sang. » Entre merveilleux et étrange, ses dessins seront reconnus par les surréalistes, mais permettent aussi d’apprécier la connaissance qu’avaient les artistes des années 1830 de l’inconscient.  

Métamorphose du sommeil (1844) et Promenade dans le ciel (1847) Grandville

Exemple de l'utilisation du rêve dans le Romantisme : La Cafetière, Théophile Gautier (1831)



J’ai vu sous de sombres voiles
Onze étoiles,
La lune, aussi le soleil,
Me faisant la révérence,
En silence,
Tout le long de mon sommeil.
La vision de Joseph.
I

L’année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d’atelier, Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli, à passer quelques jours dans une terre au fond de la Normandie.
Le temps, qui, à notre départ, promettait d’être superbe, s’avisa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d’un torrent.
Nous enfoncions dans la bourbe jusqu’aux genoux, une couche épaisse de terre grasse s’était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas, que nous n’arrivâmes au lieu de notre destination qu’une heure après le coucher du soleil.
Nous étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre.
La mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que j’entrais dans un monde nouveau.
En effet, l’on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés d’ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces sculptés lourdement.
Rien n’était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d’argent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d’écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais.
Je ne remarquai ces choses qu’après que le domestique, déposant son bougeoir sur la table de nuit, m’eut souhaité un bon somme, et, je l’avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille.
Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir.
Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l’appartement, de sorte qu’on pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille.
C’étaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.
Tout à coup le feu prit un étrange degré d’activité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j’avais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d’une façon singulière ; leurs lèvres s’ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n’entendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d’automne.
Une terreur insurmontable s’empara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon front, mes dents s’entre-choquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout mon corps.
La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit longtemps, et, lorsqu’il fut éteint tout à fait…
Oh ! non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l’on me prendrait pour un fou.
Les bougies s’allumèrent toutes seules ; le soufflet, sans qu’aucun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les tisons et que la pelle relevait les cendres.
Ensuite une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons.
Quelques instant après, les fauteuils commencèrent à s’ébranler, et, agitant leurs pieds tortillés d’une manière surprenante, vinrent se ranger autour de la cheminée.

II

Je ne savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me restait à voir était encore bien plus extraordinaire.
Un des portraits, le plus ancien de tous, celui d’un gros joufflu à barbe grise, ressemblant, à s’y méprendre, à l’idée que je me suis faite du vieux sir John Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son cadre, et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta lourdement par terre.
Il n’eut pas plutôt pris haleine, qu’il tira de la poche de son pourpoint une clef d’une petitesse remarquable ; il souffla dedans pour s’assurer si la forure était bien nette, et il l’appliqua à tous les cadres les uns après les autres.
Et tous les cadres s’élargirent de façon à laisser passer aisément les figures qu’ils renfermaient.
Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l’air grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointe de l’épée en haut, tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, malgré ma frayeur, je ne pus m’empêcher de rire.
Ces dignes personnages s’assirent ; la cafetière sauta légèrement sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune d’elles munie d’un morceau de sucre et d’une petite cuiller d’argent.
Quand le café fut pris, tasses, cafetière et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j’aie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait l’autre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule. 
Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m’empêcher de suivre l’aiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.
Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit :
— Voici l’heure, il faut danser.
Toute l’assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d’une dame, et la même voix dit :
— Allons, messieurs de l’orchestre, commencez !
J’ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto italien d’un côté, et de l’autre une chasse au cerf où plusieurs valets donnaient du cor. Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n’avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe d’adhésion.
Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s’élança des deux bouts de la salle. On dansa d’abord le menuet.
Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens s’accordaient mal avec ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes, se mit à pirouetter, comme une toupie d’Allemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons d’une nature particulière ; on aurait dit le bruit d’ailes d’un vol de pigeons. Le vent qui s’engouffrait par-dessous les gonflaitprodigieusement, de sorte qu’elles avaient l’air de cloches en branle.
L’archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu’il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient comme s’ils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes n’auraient pu deux minutes suivre une pareille mesure.
Aussi, c’était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l’orchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes.
La pendule sonna une heure ; ils s’arrêtèrent. Je vis quelque chose qui m’était échappé : une femme qui ne dansait pas.
Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour d’elle.
Jamais, même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté à mes yeux ; une peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux d’un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu’un caillou au fond d’un ruisseau.
Et je sentis que, si jamais il m’arrivait d’aimer quelqu’un, ce serait elle. Je me précipitai hors du lit, d’où jusque-là je n’avais pu bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse m’en rendre compte ; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je l’eusse connue depuis vingt ans.
Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais d’une oscillation de tête la musique qui n’avait pas cessé de jouer ; et, quoique je fusse au comble du bonheur d’entretenir une aussi belle personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle.
Cependant je n’osais lui en faire la proposition. Il paraît qu’elle comprit ce que je voulais, car, levant vers le cadran de l’horloge la main que je ne tenais pas :
— Quand l’aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.
Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de m’entendre ainsi appeler par mon nom, et nous continuâmes à causer. Enfin, l’heure indiquée sonna, la voix au timbre d’argent vibra encore dans la chambre et dit :
— Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera. 
— N’importe, répondit Angéla d’un ton boudeur.
Et elle passa son bras d’ivoire autour de mon cou.
— Prestissimo ! cria la voix.
Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille touchait ma poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son haleine suave flottait sur ma bouche.
Jamais de la vie je n’avais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs tressaillaient comme des ressorts d’acier, mon sang coulait dans mes artères en torrent de lave, et j’entendais battre mon cœur comme une montre accrochée à mes oreilles.
Pourtant cet état n’avait rien de pénible. J’étais inondé d’une joie ineffable et j’aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose remarquable, quoique l’orchestre eût triplé de vitesse, nous n’avions besoin de faire aucun effort pour le suivre.
Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient aucun son.
Angéla, qui jusqu’alors avait valsé avec une énergie et une justesse surprenantes, parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait sur mon épaule comme si les jambes lui eussent manqué ; ses petits pieds, qui, une minute auparavant, effleuraient le plancher, ne s’en détachaient que lentement, comme s’ils eussent été chargés d’une masse de plomb.
— Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous. 
— Je le veux bien, répondit-elle en s’essuyant le front avec son mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous assis ; il n’y a plus qu’un fauteuil, et nous sommes deux.
— Qu’est-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur mes genoux.

III

Sans faire la moindre objection, Angéla s’assit, m’entourant de ses bras comme d’une écharpe blanche, cachant sa tête dans mon sein pour se réchauffer un peu, car elle était devenue froide comme un marbre.
Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, car tous mes sens étaient absorbés dans la contemplation de cette mystérieuse et fantastique créature.
Je n’avais plus aucune idée de l’heure ni du lieu ; le monde réel n’existait plus pour moi, et tous les liens qui m’y attachent étaient rompus ; mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et l’infini ; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées d’Angéla se révélant à moi sans qu’elle eût besoin de parler ; car son âme brillait dans son corps comme une lampe d’albâtre, et les rayons partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part. 
L’alouette chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux.
Aussitôt qu’Angéla l’aperçut, elle se leva précipitamment, me fit un geste d’adieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur.
Saisi d’effroi, je m’élançai pour la relever… Mon sang se fige rien que d’y penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux.
À cette vue, persuadé que j’avais été le jouet de quelque illusion diabolique, une telle frayeur s’empara de moi, que je m’évanouis.

IV

Lorsque je repris connaissance, j’étais dans mon lit ; Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.
Aussitôt que j’eus ouvert les yeux, Arrigo s’écria :
— Ah ! ce n’est pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te frotte les tempes d’eau de Cologne. Que diable as-tu fait cette nuit ? Ce matin, voyant que tu ne descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je t’ai trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c’eût été une jeune et jolie fille.
— Pardieu ! c’est l’habit de noce de mon grand-père, dit l’autre en soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les boutons de strass et de filigrane qu’il nous vantait tant. Théodore l’aura trouvé dans quelque coin et l’aura mis pour s’amuser. Mais à propos de quoi t’es-tu trouvé mal ? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des épaules blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et c’est une belle occasion de faire des minauderies.
— Ce n’est qu’une faiblesse qui m’a pris ; je suis sujet à cela, répondis-je sèchement.
Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement.
Et puis l’on déjeuna.
Mes trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore plus ; moi, je ne mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s’était passé me causait d’étranges distractions.
Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n’y eut pas moyen de sortir ; chacun s’occupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches guerrières sur les vitres ; Arrigo et l’hôte firent une partie de dames ; moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.
Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que j’y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit.
— C’est étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla, dit l’hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule.
En effet, ce qui m’avait semblé tout à l’heure une cafetière était bien réellement le profil doux et mélancolique d’Angéla.
— De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ? m’écriai-je d’un ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de sa réponse.
— Elle est morte, il y a deux ans, d’une fluxion de poitrine à la suite d’un bal.
— Hélas ! répondis-je douloureusement.
Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier dans l’album.
Je venais de comprendre qu’il n’y avait plus pour moi de bonheur sur la terre !


La Cafetière est l’une des nouvelles les plus connues de Théophile Gautier et probablement la plus représentative du romantisme français : le fantastique. Le début de la nouvelle s’inscrit dans un cadre parfaitement réaliste : une propriété en Normandie durant la monarchie de juillet –époque contemporaine à l'écrivain. De plus, l’écriture confère une certaine véracité à l’histoire. Cependant la suite fantastique est annoncée par ce « frisson de fièvre » qui s’empare du narrateur, créant le suspense. Puis les objets prennent vie jusqu’à la chute. Pour sa première nouvelle, Gautier a choisi de s’inspirer d’E.T.A. Hoffmann notamment dans la technique d’écriture (décor précisément décrit, emploi de la première personne du singulier) et dans les thèmes (la nuit, l’animation d’objets, la femme idéale mais inaccessible). On remarquera que les personnages principaux portent les prénoms de Théodore (second prénom d’Hoffmann) et d’Angela (héroïne de la nouvelle Au Bonheur du Jeu d’Hoffmann). Cette nouvelle permet de mettre en scène l’un des thèmes favoris de Gautier, le doute : au réveil du héros, le retour à la vie de la morte semble attesté par le costume du narrateur, la cafetière cassée et le dessin final. Malgré cette réponse irrationnelle, le cadre est à nouveau réaliste et l’explication proposée au lecteur est celle du rêve. On peut à nouveau penser à Descartes qui affirmait dans les Méditations Métaphysiques : « Lorsque je rêve, les choses me paraissent aussi réelles que lorsque je suis éveillé. Il se peut donc que quelque chose qui me paraisse réel soit en fait une illusion. »

Du romantisme au surréalisme, la Belle Epoque : Freud et le symbolisme

Le rêve nocturne: concept freudien


Scientifiquement, il existe 2 phases de sommeil : le sommeil léger et le sommeil profond.

Ces phases se succèdent et se répètent tout au long de la nuit. En général, c’est pendant la cinquième phase, dite phase de Sommeil Paradoxal que les rêves apparaissent.

 Il arrive que certaines personnes rêvent pendant le sommeil léger. Moins riches en détails, ces rêves contiennent moins d’éléments de mouvement, moins d’éléments émotionnels et moins de couleurs par rapport aux autres rêves. Il est possible de maîtriser le contenu de ses rêves, c'est le rêve lucide : rêver en ayant conscience d’être en train de rêver. Ces rêves lucides ont longtemps été l’objet de polémiques mais leur existence a été prouvée formellement dans les années 1970.
Tout le monde rêve, mais certaines personnes ne s’en souviennent pas. Plus on se réveille à un moment proche du Sommeil Paradoxal et plus la probabilité sera grande que l'on s'en souvienne. 
Sigmund Freud, Max Halberstadt (1922)
Freud passionné de lecture dès ses huit ans, s'attribue la découverte de l'Inconscient, à partir de l'étude de ses propres rêves nocturnes et de ceux de ses patients, principalement aliénés mentaux, élabore sa théorie sur ce sujet concernant tout les êtres humains. Pour lui, le rêve n'est pas une chose irrationnelle, il demande à ce qu’on en cherche un sens : il veut rendre l'inconscient conscient. Après la publication de Die Traumdeutung ( L'interprétation des rêves ) en 1900, il pense que les rêves sont les productions de désirs refoulés, par exemple le désir œdipien ou les inséparables Éros (pulsion de vie et donc de plaisir) et Thanatos (pulsion de mort). Ils auraient pour fonction de satisfaire le rêveur. Pour lui, l'inconscient peut faire irruption dans les actes de la vie courante sans qu'on soit capable de l'identifier. La vie quotidienne est donc parsemée de rêves et de rêveries, lapsus, actes manqués qui sont des manifestations de l'inconscient:
« Certains actes en apparence non-intentionnels se révèlent, lorsqu’on les livre à l’examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience. Font partie de cette catégorie les cas d’oubli et les erreurs (qui ne sont pas le fait de l’ignorance), les lapsus, les méprises et les actes accidentels. » Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, 1901.
Page de garde de l’édition originale de l'Interprétation des rêves de Sigmund Freud (1900)
Même si la psychanalyse n'explique pas le don artistique, elle nous indique par quelles voies le don s'est manifesté, et donc ou la puissance de l'inconscient est remarquée. L'œuvre d'art, selon lui, tout comme un rêve, peut exprimer certains désirs refoulés. Les artistes, inconsciemment, produiraient des œuvres dont l'analyse serait expliquée par leurs conflits inconscients. Après avoir utilisé la littérature comme confirmation de ses découvertes sur le rêve, la névrose et l'inconscient, Freud fait pour la première fois l'opération inverse avec la nouvelle Gradiva du romancier allemand Wilhelm Jensen, et utilise ses théories pour essayer d'y voir plus clair dans la significations d'une oeuvre littéraire. En effet, cette nouvelle contient plusieurs récits de rêves. Dès 1895, la notion de sublimation est introduite par Freud. Elle désigne un mécanisme au cours duquel un individu puise la force d'une pulsion sexuelle pour réaliser une activité sans rapport avec l'activité sexuelle. La pulsion sexuelle est sublimée car elle est déviée vers un autre objectif. La sublimation, selon Freud, concerne principalement la créativité artistique.
« Ses créations, les œuvres d'art, étaient des satisfactions fantasmatiques des vœux inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles avaient également en commun le caractère de compromis, car elles aussi devaient éviter d'entrer en conflit ouvert avec les puissances du refoulement. » Sigmund Freud, Freud présenté par lui-même, 1925.
Il est possible de ramener les rêves à des désirs érotiques. Freud défend que même les rêves qui n’ont a priori rien d’érotiques le sont. L’analyse fait apparaître que certains rêves qui semblent « normaux », non érotiques, sont en fait à rattacher essentiellement à des désirs érotiques : les rêves sont bien souvent l’accomplissement de désir de caractère sexuel. Ce symbolisme n’est pas propre au rêve, et peut être retrouvé dans les contes, les légendes ou encore les mythes.
Il existent manifestement des rêves dont le contenu est pénible voire angoissant, ils peuvent alors conduire au réveil du dormeur : ce sont des cauchemars qui ont pour Freud tous un contenu sexuel. C'est à dire que la fonction d'accomplissement des désirs inconscients dans le rêve échoue. Dans le cas des angoisses post-traumatiques, Freud suppose que les cauchemars ont pour but de non réalisation d'un désir mais le développement de l'angoisse absente lors du choc.
La théorie de Carl Gustav Jung ( Sur l'interprétation des rêves ) qui s’oppose traditionnellement à celle de Freud car lui, s’intéresse au contenu manifeste du rêve et se fascine des productions de l'inconscient, la rejoint pourtant en un sens : le rêve découvre et régule les désirs et les angoisses de l’individu dans son intégration à l’environnement. Il envisage le rêve comme un accès direct - ''voie royale'' selon Freud à l’inconscient individuel permettant de l'exprimer. Le rêve pourrait être la production d’un spectacle fantastique se nourrissant de nos fantasmes et de nos angoisses.


Jung et Freud durant un safari en Afrique Subsaharienne, anonyme (vers 1909)
« Le désir conscient ne suscite le rêve que lorsqu’il parvient à éveiller un autre désir, inconscient et de même teneur » Freud.
Ainsi, le rêve ne révèle pas seulement les désirs refoulés, il révèle aussi la totalité du contenu inconscient, ses représentations et ses motions sexuelles.
Le Symbolisme


Référence pour les surréalistes, les artistes  et écrivains symbolistes font un usage des plus importants du rêve. Qu'il s'agisse de littérature (Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Villiers de L'Isle-Adam, Mallarmé) ou dans les arts plastiques (Puvis de Chavannes, Moreau, Ensor, Khnopff, Klimt, Redon, Spilliaert, Klinger) le Symbolisme se présente comme le Romantisme de la fin du XIXe siècle. Le courant symboliste apparaît à la fin du XIXème siècle et s’attache  à représenter l’abstrait et l’invisible -en réaction au réalisme. Reposant sur la certitude que le monde n’est que faux-semblants et qu’il existerait un idéal, il fait le lien entre romantisme et surréalisme : même mal du siècle, même style de vie, même dépaysement, même attraction pour la femme, même attirance pour la mort et même intérêt pour le mental. Ainsi le symbolisme est attiré par la psychologie et le rêve, parallèlement aux travaux  de Freud, notamment par la recherche du symbole. Les tableaux de Klimt, Moreau ou Redon sont les parfaites illustrations des thèses de Freud : les femmes fatales mêlant Éros et Thanatos, complexe d’œdipe ou monstres oniriques.





Ein Leben planche 3 : Träume, Max Klinger ((1883-1884)

Le surréalisme


Le Surréalisme est un courant artistique et littéraire né au milieu des années 1920 dans la continuité du mouvement Dada. Le dadaïsme naît pendant la Première Guerre mondiale à Zurich. C’est un mouvement intellectuel et artistique affirmant son dégoût de la boucherie que fût la guerre 14-18. L’art s’avère un moyen de provoquer la société. En effet, les dadaïstes et leur chef de file, l'écrivain Tristan Tzara, remettent en cause toutes les contraintes et conventions idéologiques, artistiques et politiques existantes. ls rejettent l'idée de chef d'œuvre et remettent en cause la notion de talent. Des auteurs français ayant lu le Manifeste Dada comme André Breton, Louis Aragon ou Philippe Soupault rejoignent Tzara. Petit à petit, le dadaïsme se désagrège, pour Breton "Dada tourne rond". Deux clans se forment alors : les disciples de Tzara aux idées destructrices et refusant toutes notions d'art positifs voire même d'art, et ceux de Breton voulant instaurer le règne de l’esprit nouveau en explorant avec méthode le domaine de l’inconscient. Ce dernier annonce, dans son Manifeste surréaliste de 1924, l’émergence du Surréalisme, définit ainsi : «SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.» Le terme « surréalisme » apparaît pour la première fois dans une lettre de Guillaume Apollinaire à Paul Dermé en 1917: «Tout bien examiné, je crois en effet qu’il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j’avais d’abord employé. Surréalisme n’existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà employé par MM. les Philosophes. »

Le Surréalisme vise à bouleverser le réel et du même coup l’écriture, en particulier la poésie qui voit l'apparition du poème-image (poème composé d'une suite d'images, souvent série de métaphores), de l'écriture automatique (texte écrit si rapidement que la raison n'a pas le temps d’exercer son contrôle sur le poème), du poème à plusieurs mains voire du cadavre exquis inventé par Jaques Prévert (« jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu'aucune d'elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes.» selon le Dictionnaire abrégé du surréalisme). Ces procédés sont adaptés aux arts plastiques avec apparitions de nouvelles méthodes telles que le collage, le frottage, le fumage, le grattage, la décalcomanie et le cadavre exquis graphique. La sculpture est faite d'objets empruntant au ready-made de Marcel Duchamps  («objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste.» selon le Dictionnaire abrégé du surréalisme), 
Alberto Giacometti innove avec des figures androïdes longilignes et oeuvres abstraites tandis que l'Américain Alexander Calder invente le mobile (sculpture faite de forme pouvant se mouvoir sous l'impulsion d l'air ou d'un mécanisme). Le photographe Man Ray innove avec ses rayographies (photographies réalisées non avec l'aide d'appareils, mais en plaçant des objets sur une plaque sensible que l’on expose à la lumière) tandis que le cinéma de Luis Buñuel échappe à la logique par un cadre spacio-temporel vague et des images absurdes ou abstraites. Les expositions surréalistes sont l'occasion de franchir les limites de l'oeuvre simple en réalisant performances et installations. Le Surréalisme est -excepté le domaine musical- une expérience artistique totale : peinture, poésie, photographie...

Cette révolution de la forme s'accompagne d'un fond caractéristique. Le cœur du Surréalisme est l'inconscient et ses multiples apparences (folie, rêve, hallucinations...) : «il s'agit, non plus essentiellement de produire des œuvres d'art, mais d'éclairer la partie non révélée et pourtant révélable de notre être où toute beauté, tout amour, toute vertu, que nous nous connaissons à peine, luit d'une manière intense» (André Breton, Second Manifeste du Surréalisme). L'inconscient est rejoint par l'amour comme valeur absolue, la femme et le sexe sont sacralisés, car donnant la possibilité de connaître le monde. Enfin, le Surréalisme promeut la liberté de l'homme, de son esprit et de son potentiel poétique. C'est une révolution qui se lève contre les tabous et traditions de son époque. Comme pour le Romantisme, le rejet de la suprématie de la logique et de la raison ainsi que des conventions et valeurs -en particulier artistiques- a pour but de retrouver une unité perdue, de libérer l'homme et l'esprit.

Peu à peu le groupe se désagrège : quand ils ne sont pas exclus par André Breton (Salvador Dali en 1939, Victor Brauner en 1948 ou Max Ernst en 1954) ou qu'ils ne se soulève contre lui (signataires du pamphlet Un Cadavre de 1930 dont Robert Desnos, Jacques Prévert, Raymond Queneau) , nombre de membres s'éloignent progressivement (René Magritte, René Char) puis la guerre sépare ceux qui restent fidèles à Breton. Ses seuls disciples présents des débuts du groupe à la fin sont Benjamin Peret et Yves Tanguy. Trois ans après la mort de Breton, en 1969, le surréalisme voit sa dissolution. Pour Julien Gracq et André Pierre de Madiargues, Breton est la synthèse de tout ce qui comptait dans le surréalisme: « la puissance déflagrante de l'onirisme et de l'image ». 
Cependant il ne faut pas confondre fin du groupe surréaliste et fin du surréalisme : certains artistes ayant collaboré au mouvement ont continué après 1970 à réaliser des œuvres pouvant être qualifiée de surréalistes qu'ils aient rompu avec Breton (Buñuel, Dalì, Masson, Prévert, Magritte...) ou qu'ils n'aient jamais participé officiellement mais -ayant fréquenté les surréalistes- leurs créations sont "dans la mouvance surréaliste" (Mirò, Delvaux, Giacometti ou Man Ray qui n’adhéreront jamais au groupe malgré leur proximité , Duchamp, Tzara, De Chirico ou Picasso dont seul une partie de l'oeuvre peut être qualifiée de Surréaliste)
Au rendez-vous des amis, Max Ernst (1922)